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Chapitre 9

Aïda jette un dernier coup d'œil à la pancarte de l'atelier de sensibilisation, puis hausse les épaules, se décidant pour l’indifférence. Elle n’a pas le temps pour ces trucs. Ni elle, ni ses parents, et son frère est trop jeune pour comprendre ces choses-là. Quant à elle, elle n’est plus une enfant, elle sait bien faire attention à où elle met les pieds. Pas besoin qu’on lui rappelle qu’il y avait des mines dans les environs. À quoi ça servirait de s’attarder là-dessus ? Un atelier pour dire que les terrains vagues sont dangereux… C’est pas comme si elle ignorait cette réalité. C’est une grande fille, responsable et elle prendre de bonnes décisions.

Elle prend une grande inspiration, se détourne et reprend son chemin. Un peu de poussière sur ses sandales, un peu de chaleur qui colle à sa peau, mais rien de bien méchant. Elle repense à sa petite voix intérieure qui, cinq minutes plus tôt, lui avait soufflé de se renseigner. 

Mais bon, ce n’était pas comme si sa vie allait changer si elle faisait le détour pour cet atelier. Non, vraiment, il y avait mieux à faire. D'ailleurs, il fallait qu'elle se dépêche. Samir ne l’attendaient pas pour le dessert et elle n’avait pas envie d’entendre les reproches de sa mère sur le temps interminable qu’elle avait mis pour aller chercher du simple pain. 

Elle sort son téléphone, vérifie l'heure, et accélère le pas. Il était bien trop tard pour traîner ici, et elle avait encore des devoirs. Elle n’avait même pas le temps de réfléchir à ces mines, aux alertes de l’atelier, ni à l'ironie d’être la seule à se dire qu’il n’y avait pas grand-chose à en tirer.

Elle secoue la tête et range son téléphone dans la poche de sa robe, évitant de justesse une flaque d’eau laissée par un tuyau percé. La chaleur est toujours accablante et son foulard reste collé à sa nuque de manière désagréable, elle soupire en jetant un regard au ciel qui s'obscurcit. Elle pourrait presque deviner quelques étoiles.

Quand elle arrive enfin à la boulangerie, elle sent immédiatement l’odeur réconfortante du pain chaud. Le boulanger, un vieil homme à la peau tannée par le soleil, est derrière son comptoir, occupé à enfourner une nouvelle fournée de khobz. Il relève à peine la tête quand elle entre, mais son grognement habituel suffit à l’accueillir.

— Tu tombes bien, c’est tout juste sorti du four.
— Un khobz, s’il vous plaît, dit-elle en tendant rapidement les pièces laissées par sa mère. Puis elle désigne un des pains chauds. Celui-là !

Le boulanger attrape la galette ronde encore tiède et la glisse dans un sac en papier. Elle le récupère en le remerciant et quitte la boutique aussi vite qu’elle est entrée.

Le chemin du retour est plus agréable, peut-être parce qu’elle sait qu’elle sera bientôt au frais, loin de cette chaleur écrasante et des corvées qui lui incombent toujours injustement. Elle longe longtemps  les murs blanchis par le soleil et accélère le pas en voyant la maison au bout de la rue et pousse enfin la porte d’entrée. À peine a-t-elle posé le pain sur la table que Samir se précipite pour en arracher un morceau, sous le regard exaspéré de leur mère.

— Enfin ! s’exclame sa mère en attrapant le khobz sans même lever les yeux de la table. On allait commencer sans toi.

Aïda soupire mais ne répond pas. Samir, déjà installé, déchire le morceau de pain qu’il venait de lui voler des mains. Elle s’installe à la table avec sa famille et prend un verre d’eau. Elle a chaud, elle est fatiguée, et l’idée de devoir encore se plonger dans ses devoirs l’achève d’avance.

Les jours passent et elle ne repense plus au panneau d’avertissement ni à l’atelier de sensibilisation. La routine reprend son cours avec les devoirs, les disputes avec Samir, les allers-retours au marché, le bruit familier du quartier. Elle n’a pas le temps de s’attarder sur des choses qui, en fin de compte, ne la concernent pas forcément. 

Jusqu’à ce que tout change.

Ce jour-là, elle est assise dans le salon, concentrée sur un exercice de maths, quand elle entend la voix inquiète de sa mère dans la pièce voisine. Quelque chose dans son ton la fait tressaillir. Elle pose son crayon et tend l’oreille.

— C’est terrible… Un enfant ?

Son cœur rate un battement. Elle a peur de comprendre. Elle se lève discrètement et s’approche du couloir.

— Oui… Le fils de Malika.

Aïda sent une vague de froid lui traverser le corps.
Elle connaît Malika. Et elle connaît son fils.

— Il jouait avec des amis près du champ de Momo… Il y avait un panneau, mais ils n’ont pas fait attention.

Un long silence s’installe.
Aïda sent sa gorge se nouer alors que les mots résonnent dans son esprit. Elle revoit l’affiche de l’atelier, le panneau rouge, l’instant où elle a haussé les épaules en décidant que ça ne la concernait pas. Une amertume désagréable lui monte à la bouche.

Elle aurait pu en parler. Juste dire un mot. Mentionner l’avertissement. Insister auprès de Samir, prévenir les autres.

Mais elle ne l’a pas fait.

Comment réagit-elle ?