Chapitre 1
Aïda pousse la porte en fer rouillée et descend les marches en terre battue, le bruit de ses sandales résonnant sous le petit porche. Derrière elle, l’odeur du ragoût de lentilles flotte encore dans l’air tiède de la maison.
— Franchement, c’est pas croyable… marmonne-t-elle en lissant rageusement les plis imaginaires de sa robe colorée.
Samir. Toujours Samir. Il n’a pas pensé à prendre le pain en rentrant, et bien sûr, qui doit aller le chercher ? Elle. Leur mère a des arguments imparables : Aïda est l’aînée, c’est à elle de s’en occuper. Et puis c’est une fille, elle doit apprendre à tenir une maison.
Elle aurait pu dire non. Insister, râler plus fort et crier à l’injustice. Mais elle sait comment ça se serait terminé : une dispute, une punition, et toujours pas de pain sur la table. Alors, comme d’habitude, elle a pris sur elle. Pourtant, ce n’est pas comme si elle n’avait rien d’autre à faire : ses devoirs l’attendent. Son avenir l’attend. Ce n’est pas donné à toutes les filles d’aller à l’école aussi longtemps, elle en est consciente. Et ce n’est pas en courant les rues pour des corvées inutiles qu’elle réussira ses examens. Bon, elle exagère peut-être un peu. C’est ce que sa mère lui répète sans cesse : “tu es trop dramatique, ma fille !” Et c’est vrai que le pain est utile, mais ça ne change rien : Aïda est en colère ! Elle frappe rageusement dans un caillou, et le regarde rouler plus loin. Elle a des rêves, elle ! Pas comme Samir qui veut devenir joueur de foot ! Mais là aussi, une petite voix (qui ressemble beaucoup à celle de sa mère) lui fait remarquer que tout le monde à le droit d’avoir des rêves, et que ce n’est pas à Aïda de juger.
N’empêche, c’est elle qui est ici, dehors, pour aller chercher du pain.
Elle resserre son foulard autour de ses cheveux, lève les yeux au ciel et soupire avant d’accélérer le pas.
Si elle ne traîne pas trop en route, elle devrait pouvoir revenir à temps pour ses exercices et étudier. Avec un peu de chance, elle ne terminera pas trop tard, et pourra profiter d’une bonne nuit de sommeil !
Dehors, l’air est chargé d’humidité et de poussière. La ville, ou ce qu’il en reste, bruisse encore doucement malgré l’heure tardive. Des hommes discutent à voix basse devant une boutique à moitié éclairée, assis sur des caisses en plastique. Une moto pétarade en soulevant un nuage de sable qui lui pique les yeux. Plus loin, des enfants jouent encore au ballon sous un lampadaire clignotant.
Aïda connaît son chemin par cœur. Elle doit juste traverser la place poussiéreuse, longer le mur décrépi de l’ancienne station-service, traverser le champ de Monsieur Momo… Vingt minutes, pas plus, en marchant d’un bon pas.
Mais ce soir, un détail diffère du paysage habituel : un panneau, fixé de travers sur un poteau métallique tordu. La peinture rouge vif contraste avec le fond blanc :
☠️ DANGER ☠️
Aïda fronce les sourcils. Ce panneau n’était pas là hier. Ni la semaine dernière. Son cœur rate un battement. Elle a déjà vu ce genre de panneaux avant, accrochés aux grillages des terrains militaires ou à l’entrée des chantiers abandonnés.
Elle s’arrête, hésite, puis jette un coup d’œil autour d’elle. Personne ne semble y prêter attention. Les marchands rangent leurs étals, les derniers clients marchandent encore le prix des tomates.
Aïda déglutit. Elle pourrait continuer comme si de rien n’était… mais si jamais ce panneau disait vrai ? Un détour lui ferait perdre du temps, et elle détestait déjà être dehors. Mais ignorer l’avertissement ? C’était peut-être jouer avec sa vie.
Que fait-elle ?
Elle l’ignore. Après tout, elle connaît le quartier mieux que personne.
Elle continue quand même, mais va rester prudente. On ne sait jamais!
Un mauvais pressentiment lui serre le ventre. Elle préfère prendre un autre chemin, quitte à faire un détour qui la fera rentrer plus tard chez elle.